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L’option bonapartiste(1) en voie de concrétisation en Algérie

« Il m’apparaît de plus en plus clair que la bourgeoisie n’a pas les choses en main et que, par conséquent, à moins d’une oligarchie capable de prendre le dessus, pour un bon prix, sur la gestion de l’État et de la société dans l’intérêt de la bourgeoisie, une semi-dictature bonapartiste est la forme normale. Elle défend les grands intérêts matériels de la bourgeoisie, même contre la volonté de la bourgeoisie, mais ne laisse à la bourgeoisie aucune part dans le gouvernement. La dictature à son tour est forcée, contre sa volonté, d’adopter les intérêts matériels de la bourgeoisie comme siens. » (Friedrich Engels, Lettre à Karl Marx à Margate, 13 avril 1866). Ces lignes, rédigées pourtant au 19e siècle, s’appliquent étonnamment à la situation politique actuelle de l’Algérie.

« Pour les ouvriers comme pour les capitalistes, le bonapartisme se caractérise par le fait qu’il les empêche de s’affronter. En d’autres termes, il protège la bourgeoisie de toute attaque violente des travailleurs, encourage de gentilles escarmouches entre les deux classes et, plus que tout, les prive toutes les deux de la moindre trace de pouvoir politique. Pas de liberté d’association, pas de liberté de réunion, pas de liberté de la presse ; le suffrage universel sous une telle pression bureaucratique que l’élection de l’opposition est presque impossible ; un contrôle de la police inconnu jusque-là, même dans une France dirigée par la police. En outre, des secteurs de la bourgeoisie et des travailleurs sont tout simplement achetés ; les premiers par de colossales arnaques de crédit, par lesquelles l’argent des petits capitalistes est attiré dans les poches des grands ; les seconds par de colossaux projets d’État qui concentrent un prolétariat artificiel et impérial, dépendant du gouvernement dans les grandes villes, aux côtés du prolétariat naturel et indépendant. Enfin, la fierté nationale est flattée par des guerres apparemment héroïques, qui sont toutefois toujours menées avec l’approbation des hautes autorités européennes contre le bouc émissaire du jour et uniquement dans des conditions assurant la victoire dès le départ. Le mieux qu’un tel gouvernement puisse faire, que ce soit pour les travailleurs ou pour la bourgeoisie, est de leur permettre de récupérer de la lutte, de laisser l’industrie se développer fortement – si les circonstances sont favorables – de permettre aux éléments d’une nouvelle lutte plus violente d’évoluer en conséquence et de permettre à cette lutte de s’engager dès que la nécessité d’une telle récupération aura disparu. Ce serait le comble de la folie que les travailleurs en attendent davantage d’un gouvernement qui existe simplement et uniquement dans le but de les contrôler, tant que la bourgeoisie est concernée. » (Friedrich Engels, La question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand, 1865). Pareillement, cette brillante analyse de Friedrich Engels sur la situation politique française peut aisément s’appliquer au contexte actuel algérienne.

 

De toute évidence en cette période de crise politique aiguë, l'Armée  a pris conscience de l'impérative nécessité du renouvellement « démocratique » institutionnel. Mais selon les conditions dictées par son État-major. En effet, face à l'érosion des instances politiques dirigeantes grabataires  corrompues, son objectif est d'instaurer un nouveau compromis historique par l'intégration d'une classe politique rénovée et modernisée défendant les intérêts des différentes composantes de la société civile bourgeoise mais dans le maintien de l’identique système immuable ; dans le prolongement des précédentes restructurations de l’État opérées en 1988 avec l’instauration du multipartisme, et dix plus tard, avec  l’institutionnalisation de la Concorde civile, restructurations animées par la même résolution de sauvegarder le système instauré au lendemain de l'indépendance de l'Algérie. Avec le régime algérien : c’est l’éternel changement dans la sempiternelle continuation.

Aujourd'hui, pour réussir son opération de lifting politique afin d'assurer la pérennité du système sénile, l’Etat-major de l’armée table sur les carences rédhibitoires du mouvement démocratique hétéroclite bourgeois. Notamment sur l’impéritie congénitale de ces nouvelles élites politiques autoproclamées, impuissantes à représenter ou à organiser un agglomérat social alternatif exprimant les intérêts de l’ensemble de la bourgeoisie algérienne tous secteurs économiques confondus. Incapables de devenir la caisse de résonance des nouvelles couches sociales privilégiées.  

En tout état de cause, cet handicap politique du mouvement démocratique bourgeois assure à l’Armée une prééminence manifeste dans la gestion de la crise. Cette suprématie lui permet d’affirmer se ranger officiellement « du côté du Mouvement 22 février », d’assurer « accompagner » le mouvement mais en conservant en réalité le contrôle sur la transition.

 

Certes un enrégimentement pérenne du pouvoir est envisageable mais il serait préjudiciable aux intérêts du capitalisme en Algérie, à notre époque d’extinction des dictatures militaires. Aujourd’hui, dans cette période de crise économique mondiale marquée par une guerre commerciale exacerbée, du point de vue du capital national, l’Algérie a besoin de stabilité et d'un régime « civil démocratique » technocratique pour affronter efficacement la compétition internationale, notamment dans les secteurs de l’énergie où elle dispose d'une industrie pétrolière et gazière technologiquement efficiente, donc capable de résister à l’âpre concurrence.

Quoi qu’il en soit, en Algérie le « capital social » exige une représentation politique développée et moderne apte à s’adapter à la concurrence économique internationale. Or cette représentation politique fait cruellement défaut. Existent uniquement les partis clientélistes inféodés au régime, peuplés de parasites politiciens et de prédateurs des richesses nationales.  

De nos jours, depuis l’indépendance de l’Algérie, la domination économique et politique de la « bourgeoisie étatique » s’appuie essentiellement sur « l’administration bureaucratique » de la rente pétrolière et gazière pour assurer la redistribution parcimonieuse de cette rente.

 

De fait, depuis le soulèvement populaire du 22 février, devant les nouvelles classes capitalistes déterminées à être représentées au sommet de l’État pour accéder librement aux capitaux internationaux et aux marchandises et face aux secteurs économiques de la petite-bourgeoisie (professions libérales,  commerçants, etc.) impatients d’accéder au pouvoir législatif, l’Etat-major temporise en optant pour le maintien du statu quo et le patriotisme économique afin de préserver le secteur productif énergétique, en proie à de vives convoitises.

 

A l’évidence, après six mois de soulèvement, les rouages de l’État se grippent, l’économie périclite, la crise budgétaire s’accentue, le système politique s'ankylose. Les institutions étatiques sont menacées d’éclatement. L’Algérie, guettée par la dislocation. Le régime est en pleine déliquescence. C’est dans ce contexte de crise que le pouvoir grabataire en sursis, soutenu à bout de bras par l’Armée, contre la volonté plébiscitaire du peuple souverain, tente de recomposer l’équilibre politique entre les différentes fractions bourgeoises recyclées. Mais, avec la dégénérescence des anciennes instances politiques « représentatives » algériennes et l’incapacité de la frileuse bourgeoisie algérienne d’imposer sa feuille de route historique, l’Armée se voit contrainte d’assurer elle-même la gouvernance du pays. Cette solution transitoire de type bonapartiste, en dépit de son anachronisme et de ses préjudiciables répercussions économiques, est l’unique option « politique » susceptible d’éviter l’effondrement des institutions étatiques, en particulier le cœur de l’État (le conglomérat énergétique et militaire et l’administration publique). Mais surtout seule apte à circonscrire les affrontements de classe inévitables par, si besoin est, la répression tous azimuts, voire la restriction totale des libertés.

Une chose est sûre : en dépit de la platitude des propositions politiques échafaudées par les diverses entités bourgeoises autoproclamées (forum, panel), la mobilisation populaire n’est pas prête de s’éteindre. Seule la menace de la répression militaire pourrait freiner  la détermination du mouvement populaire à poursuivre sa mobilisation. Ce reflux, imposé par la force militaire, signifierait la fin du Mouvement 22 février. Et, subséquemment, la mise en œuvre de la solution bonapartiste décidée par l’armée afin de consolider le capital national algérien, menacé d’éclatement. Cette option bonapartiste s’appliquerait aussi bien contre la bourgeoisie que contre les classes populaires.

Immanquablement, à la faveur de l’implantation de cette inéluctable greffe bonapartiste, de nombreux membres du mouvement démocratique bourgeois actuel et ancien se rangeraient sous la bannière  de l’Armée, en échange de quelques sinécures et prébendes garanties par le nouveau régime bonapartiste.

Déjà, la majorité des membres des anciens partis politiques, le FLN et le RND, ont prêté allégeance au nouveau homme fort du pouvoir, le général Ahmed Salah Gaïd, probable futur empereur galonné de l'Algérie.

En ce qui concerne les islamistes, décontenancés par l’éruption du soulèvement populaire démocratique et « laïque », qui s’est remarquablement distingué par la prodigieuse participation pléthorique des femmes et par l’exhibition d’un esprit patriotique hissé comme étendard contre les tentatives de  divisions ethniques opérées par le pouvoir, ils demeurent étrangement circonspects. A priori, ils se sont ralliés aux orientations téméraires du FLN qui soutient, lui,  le général Ahmed Salah Gaïd.

Quoi qu’il en soit, l’islamisme politique ne fait plus recette. En revanche, demeure fortement prégnante l’idéologie salafiste, elle-même appelée à disparaître du paysage culturel défiguré de l’Algérie, à la faveur de l’émergence de cette « révolution » larvée des mentalités. Au reste, l’épouvantail islamiste ne fait plus peur. L'agitation du spectre islamiste n'effraye pas la nouvelle jeunesse moderne immunisée contre la manipulation religieuse, l'embrigadement salafiste, le chantage politique du régime (ou c’est nous ou c’est l’islamisme). En outre, même les imams « étatiques » stipendiés n’échappent pas à la contestation populaire.   

 

De manière générale, dans cette passe d'armes entre le Mouvement 22 février et le pouvoir cristallisé par l'Etat-major de l'armée, l'enjeu s'est déplacé au sein du premier camp « belligérant » politique. En effet, on assiste, au sein du Mouvement 22 février, à l’apparition des premières fissurations entre les partisans de la composante  radicale portée par les éléments progressistes les moins crédules - les populations scolarisées des grandes agglomérations et les mouvements kabyles de tout temps opposés au régime - et les tenants pusillanimes de la ligne modératrice, disposés à adhérer au projet de l’Etat-major.

De toute évidence l'Algérie ne peut continuer de vivre sous un régime illégitime, qui plus est dans un contexte de crise économique grave.

Aujourd'hui, une chose est sûre : ceux d’en haut ne peuvent plus diriger le pays car ceux d’en bas n’en veulent plus.

Aussi, en absence d'entente entre les différentes fractions bourgeoises pour le remplacement de l'ancienne classe dirigeante étatique définitivement  disqualifiée, afin d'assurer la pérennité de l’Exécutif ; à défaut de la reconstitution de nouveaux corps intermédiaires politiques et syndicaux hautement formées, affranchis de toute subordination à l’État, conditions sine qua non pour toute redynamisation de l’économie algérienne afin de garantir la valorisation et la consolidation du capital national aujourd’hui déstabilisé ; la solution bonapartiste est déjà inscrite dans le plan de conquête du pouvoir par l'Etat-major de l’armée pour éviter l'effondrement des institutions étatiques. Car, comme l’a écrit Friedrich Engels  « une semi-dictature bonapartiste est la forme normale ». Elle défend les grands intérêts matériels de la bourgeoisie, même contre la volonté de la bourgeoisie, mais ne laisse à la bourgeoisie aucune part dans le gouvernement. La dictature à son tour est forcée, contre sa volonté, d’adopter les intérêts matériels de la bourgeoisie comme siens »

A moins d’un rebondissement glorieux, offert par les classes populaires algériennes encore résolues à se battre. En effet, à la faveur de l’accentuation de l’instabilité politique et de l’aggravation de la crise économique, les travailleurs pourraient brandir l’arme ultime de la grève générale et de l’insubordination collective, favorisant ainsi la voie révolutionnaire authentique par l’instauration d’un pouvoir populaire érigé sur les décombres de l’ancien système déjà actuellement largement désagrégé.

 

Mesloub Khider

1-  Bonapartisme : le bonapartisme est un concept marxiste qui désigne une forme de gouvernement bourgeois autoritaire, qui se place en apparence au-dessus des conflits de parti pour mieux maintenir un ordre menacé.

 « Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu’elle possède, de tolérer au-dessus d’elle le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un "sauveur" couronné. Une semblable situation se crée dans les périodes où les contradictions de classes sont devenues particulièrement aiguës : le bonapartisme a pour but d’empêcher l’explosion. » Léon Trotsky.

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